top of page

L'enfer du tourisme de masse

Fascinée par le musée Guggenheim et son fameux "effet Bilbao", je tenais à visiter Málaga, la ville des 3 musées (musée Carmen Thyssen, musée Picasso - qui est né et a vécu les 10 premières années de sa vie à Málaga - et une antenne du centre Pompidou). Nous voici partis pour la côte méditerranéenne andalouse ! Notre périple traverse l'Andalousie intérieure : villages blancs, chaînes de montagnes et champs d'oliviers se succèdent. La descente vers Malaga nous ravit : les oliviers deviennent peu à peu des orangers et citronniers; au loin, le coucher de soleil nimbe de rose les chaînes de l'Atlas marocain.



Malheureusement, arrivés près de la mer, nous déchantons rapidement : toute la population andalouse s'est installée sur la côte méditerranéenne ?


En effet, une immense agglomération s'étale d'Algésiras à Málaga avec en son centre, un autre lieu mythique du tourisme de masse : Marbella. Sur les hauteurs, les villas étalent leur luxe, certaines s'abritant derrière les murs - certes fleuris - des gated communities, autrement dit des ghettos pour riches à la recherche de sécurité. Certes les villes changent, mais l'organisation de l'espace est toujours identique : au premier plan, la plage et ses paillotes, des grands hôtels de plus de 10 étages sur le front de mer (la bétonnisation des côtes bat son plein) ou des immeubles avec boutiques destinées aux touristes en rez-de-chaussée; au second plan, une voie rapide, des zones commerciales avec l'éternel trio que nous avons rencontré partout en Espagne : Leroy-Merlin, Décathlon, Alcampo(Auchan) ou Carrefour, et de plus en plus, des zones mi-commerciales, mi-récréatives où se côtoient restaurants branchés, boutiques de luxe, cinéma et autres. Un aéroport n'est jamais loin, de préférence proche des zones les moins huppées, sans oublier les secteurs abandonnés suite à la crise de 2008 : des parcelles dont les voiries ont été réalisées, mais jamais construites.



Ces zones urbanisées, toutes identiques et interchangeables s'étendent sur des kilomètres et seuls les panneaux à l'entrée des agglomérations permettent de les différencier.


Dans ces espaces très intensément peuplés et coincés entre la mer et la montagne, les campings-caristes ne sont pas les bienvenus : se garer pour faire les courses est une mission quasi impossible. Les parkings, faute de place, sont souterrains et donc inaccessibles pour un camping-car. Trouver un emplacement où passer la nuit est tout aussi compliqué et la plupart des camping-caristes s'entassent dans une immense et unique aire.



Ici, pas de vue idyllique sur la mer, pas de nuit calme bercée par le bruit des vagues, mais une zone concentrationnaire rythmée par les aboiements des chiens, par le son de la télévision du voisin et le ballet des campings-cars à la recherche de services. Pas question de passer la nuit ici ! Nous achetons nos billets pour le centre Pompidou et décidons de quitter la région au plus vite.


Au cœur de ces zones toutes identiques et sans âme, Málaga émerge. Il y existe un véritable centre-ville, autour du désormais classique château ou alcazar arabe. Les efforts de la municipalité pour donner une âme à la ville, attirer des touristes en quête de culture sont visibles.



Centre Pompidou de Málaga


 

Sur la côte andalouse atlantique, nous avons rencontré une variante de ce tourisme de masse lors de notre promenade à vélo sur la Costa Ballena. L'urbanisation y est plus récente, plus "jolie". En effet, d'immenses et magnifiques plages s'étalent sur des kilomètres, une piste cyclable ou piétonne longe les plages, et au second plan, nous devinons de coquets petits immeubles, des pelouses d'un vert flamboyant (en milieu semi aride !) le tout dans un silence presque angoissant. Lors des 40 km que nous avons parcourus, nous avons croisé un vague joggeur, un promeneur de chien, un cycliste... Au mois de décembre, ces zones destinées au tourisme sont totalement vides, désertées, les volets des appartements sont tous quasiment clos. Les deux formes de tourisme me sont particulièrement pénibles : agitation et fébrilité de la région de Málaga ou vide et silence oppressant de la Costa Ballena au mois de décembre ?


Costa Ballena : complexe touristique désert


 

Deux écoles de pensées s'affrontent au sujet du tourisme. Soit le tourisme représente le mal absolu : il est responsable du réchauffement climatique (8% des émissions de gaz à effet de serre sont dues au tourisme, avec en première ligne le transport aérien) ; la prétendue démocratisation du tourisme est un leurre puisque moins de 7% de l'humanité y a accès; la forte dépendance des pays du sud au tourisme fragilise leur développement sans oublier les dégâts occasionnés par le surtourisme... Pour les chantres du tourisme, au contraire, il est facteur de développement : le tourisme représente 10 % du PIB mondial, 14,5%du PIB espagnol ; fait vivre 2,5 millions d'Espagnols, soit 13% de la population active et c'est également le tourisme qui a permis à l'Espagne de sortir de la crise de 2008.


Le point de vue le plus intéressant sur la question est celui d'une géographe Sylvie Brunel. Dans son livre la planète disneylandisée, elle raconte de façon humoristique son tour du monde en 40 jours avec sa famille. Ce livre est également une façon originale de faire de la géographie : S. Brunel écrit très bien ; j'ai rigolé tout du long et ai dévoré ce livre en une journée tellement il était intéressant. On est loin de la géographie universitaire bien ennuyeuse avec la théorie des lieux centraux de Cristaller !


Son point de vue sur le tourisme est nuancé. Pour elle, le tourisme de masse ainsi que les aménagements nécessaires pour le pratiquer (parkings, passerelles et balcons ouverts sur les cascades d'Iguaçu par exemple, toilettes, rampes...) sont avant tout une démocratisation du tourisme : «chacun peut savourer le bonheur intime d'accéder au beau, à l'impressionnant et à l'exceptionnel» . La beauté de notre monde n'est pas réservée à une élite. S. Brunel montre aussi que c'est le tourisme de masse qui a sauvé - par exemple - la culture des Maoris, des Dogons ou autres peuples dits premiers. En effet, le développement touristique axé sur la recherche de l'authenticité a permis de faire connaître leur culture, de continuer à vivre au pays, de revendiquer leurs droits anciens sur les territoires.


Le point de vue le plus original du livre porte sur la disneylandisation du monde. Disney a inventé les parcs à thèmes ou parcs d'attraction en 1955. Le premier parc Magic Word a été construit à Anaheim et en 1971, c'est toute une ville qui est dédiée au divertissement à Orlando, en Floride. Ces parcs "offrent" le monde : les animaux, les richesses du patrimoine mondial, les jeux les plus divertissants, le tout plus beau que la réalité. « À Disney, la fiction d'un univers merveilleux est soigneusement mise en scène. Le tourisme a eu le génie de transformer le monde en une immense parc d'attraction. »


Comment disneylandiser le monde ? En mettant en scène les singularités locales, exacerbées de façon à les rendre uniques et inoubliables. Prenons un exemple que je connais bien : les cigognes qui symbolisent l'Alsace. A partir du mot cigogne, tous les stéréotypes sur l'Alsace surgissent : coquets villages du vignoble alsacien, maisons à colombages, route des vins, choucroute, tarte flambée, bretzels... Ces cigognes, transformées en peluches fabriquées en Chine, sont vendues dans toutes les boutiques de souvenirs, voire en bonnet pour les froides journées passées à déambuler sur les célèbres marchés de Noël alsaciens, autre forme disneylandisée de l'Alsace qui n'existe que dans l'imaginaire touristique. Les particularités architecturales sont réhabilitées, voire reconstruites comme la muraille de Chine, les vieux quartiers chinois reconstitués de façon à donner l'illusion de l'authenticité. S. Brunel ne critique pas cette disneylandisation puisque, pour elle, « partout, ce qui est au rendez-vous, c'est la garantie d'une émotion, même si elle est formatée. » Bien sûr, elle traite aussi des dérives du tourisme avec le surtourisme, l'éviction des habitants locaux chassés des centres historiques par la flambée de l'immobilier, le fait que les populations africaines soient chassées de leurs territoires transformés en parcs naturels. Par exemple, un tiers de la superficie du Gabon a été transformée en parc naturel. Les braconniers sont souvent exécutés. Clairement, on sauve l'éléphant au détriment des êtres humains pour réserver la "nature sauvage" à une riche élite.


Personnellement, j'apprécie le tourisme de masse et la disneylandisation. En effet, la tendance est de concentrer les touristes dans des lieux disneylandisés : parcs d'attraction, hôtels all inclusive avec l'éternelle piscine, bout de plage, palmiers, bars que les touristes quittent rarement, sauf pour une ou deux excursions bien formatées. Et à moi, le reste du vaste monde, une fois les touristes rentrés à leur hôtel. Oui, je le sais et je le reconnais : je suis snob, égoïste, élitiste ...



Pour approfondir :


  • La planète disneylandisée. Pour un tourisme responsable, Sylvie Brunel, Sciences Humaines Editions, 2012.

  • Le tourisme fait s'envoler le réchauffement climatique, Pierre Le Hir, Le Monde du 7 mai 2018.

  • En Espagne, le ras-le-bol du tourisme de masse, Isabelle Piquer, Le Monde du 14 août 2017.

  • Le tourisme représente une expression positive de la société de consommation, Laurent Queige, Le Monde du 28 septembre 2019.

1 Comment


thierry paris
thierry paris
Mar 10, 2022

Le week-end dernier, nous étions à Bilbao ! Le musée vaut le coup d'oeil !

Like

S'abonner, pour recevoir nos prochains récits de voyage.

Abonnement enregistré.

© 2023 Dominique et Denis KRAUTH

bottom of page